Le secret d’Édouard
SAUSSAY
Édouard sait. Il sait des choses. Des choses qui ne servent à
rien, dit Mireille, depuis 50 ans. Alors il sourit et il se tait. Mais il sait.
Il sait qu’à la mi-février, le hêtre pourpre du bosquet, au centre du
« triangle enchanté », comme il le nomme, il sait que cet arbre-là abritera,
cette année encore, tout en haut de son houppier, une nouvelle génération de
rapaces. Il les observe depuis si longtemps, sur cette terre du Vexin, aux confins
de la Normandie et de l’Ile-de-France !
Depuis son enfance à Saussay-la-Campagne, il a choisi cet arbre.
Il arpentait les chemins et les
champs avec Thérèse, sa grand-mère. Ils allaient de lieu-dit en lieu-dit :
des Cinq Épines au Haut cruel, du Haut Cruel aux Navets, des Navets aux Cinq Épines.
Un triangle… Parfait ! Ils patrouillaient, en quelque sorte. Ils
connaissaient les terriers, les chemins creux, les champs et les prairies, « Regarde, Édouard, ici, tu ne verras plus un lapin, les lièvres
les ont chassés… ». Ils observaient les nuages, le
sens du vent, les oiseaux, le ramdam des étourneaux, la plongée du rapace vers
sa cible, le cri d’alerte des rongeurs affolés par l’ombre filant sur le sol.
Mais, trop tard. L’oiseau repartait avec la proie dans ses serres. Un jour, ils avaient remarqué
le manège de l’un d’entre eux, gêné dans son vol par une musaraigne qui se
débattait. L’oiseau l’avait alors lâchée, d’assez haut pour que la chute fût mortelle,
puis il avait fondu à nouveau sur elle, emportant alors tranquillement le
corps sans vie de la malheureuse... Enlevée à sa famille et aussi aux
chats, aux chouettes et hiboux, aux serpents, aux fouines et putois, hermines et
belettes !
Édouard et sa grand-mère s’arrêtaient toujours sous l’ombre
majestueuse du hêtre pourpre et elle sortait de son tablier des morceaux bruts
de sucre brun, reliés par du fil blanc. Du sucre candi à la ficelle, pour le
remercier d’avoir sorti du jardin quelques limaces voraces qu'il ne manquait pas de déporter prestement, plus loin, à l’ombre, au bord des chemins creux, pour repaître les
hérissons de Saussay.
Tous deux filaient au vent, et chaque fois qu’ils passaient au lieu-dit les Navets, Thérèse
lui parlait de cinéma, des films muets de son enfance et de l’avènement du
parlant.
Chaque fois qu’ils dépassaient le Haut Cruel, elle le
terrifiait : « Attention, Édouard, sauve-toi, sauve-toi ! Puis elle
criait « C’est bon, arrête de courir, ils ne nous auront pas ! …
Enfin, pas cette fois-ci… ».
Chaque fois qu’aux Cinq Épines Thérèse s’arrêtait pour
souffler un peu, elle racontait que les cinq grands acacias, plantés par la fée
Anus, avaient des pouvoirs magiques. D'un ton docte et entendu, elle disait que l’acacia régule la glycémie, mais surtout,
qu’il soulage la constipation et réduit les ballonnements. Elle rigolait. Bref, on cueillait les
fleurs pour concocter des tisanes, en s’adonnant
joyeusement à un « quart d’heure gros mots ». On parlait de prouts,
de pets et de flatulences. « Ce qui se passe aux Cinq Épines reste au Cinq
Épines », chantonnait Thérèse. On n’allait quand même pas choquer le reste
du monde !
Quand elle était trop occupée au potager, Édouard s’échappait dans
les champs, il filait vers le bosquet. Et quand les petits copains n’étaient
pas là, il saluait gentiment l’arbre d’un furtif baiser sur le tronc
lisse de son ami. Ce hêtre, qui jamais n’avait connu de taille sévère, avait
déjà de solides branches basses qui rendaient son ascension moins périlleuse.
Alors Édouard grimpait et s’installait sur une branche confortable.
Puis, caché dans le feuillage pourpre, il ouvrait un livre, en surveillant du
coin de l’œil la faune des champs alentour.
VERNON
Cela va faire bientôt deux heures que je suis plantée sur le
parvis de la Collégiale Notre Dame, à Vernon. Tout à l’heure, j’étais seulement
inquiète. Maintenant c’est l’angoisse qui monte. Pourtant, j’ai cru bien faire…
Le Direct, l’Indirect, l’Anticipation. Les trois modèles de stratégie. Le
Direct, la montée aux enchères, la directivité… Non, pas la peine de les énerver.
L’Indirect, contourner l’obstacle, induire les choses, ne pas y aller frontal,
mais encercler tout de même l’adversaire. Mais ce sont des artistes, ils sont
fins, ils vont me voir venir ! Alors l’Anticipation… Oui, très bien, tout
anticiper, pour que tout se passe au mieux : alors, surtout, leur faire
prendre l’autoroute au départ de Paris et leur donner rendez-vous sur le parvis
de la collégiale Notre Dame de Vernon, visible de partout, quel que soit le
chemin emprunté, GPS ou pas GPS… Leur préciser que cette église est face à la
mairie. Toutes les mairies de toutes les communes de France sont convenablement
signalées !
Bref. Je les attends. Édouard m’avait dit, tu verras, l’équipe
de tournage, les techniciens, ils ont un côté artiste, mais il y a une
scientifique avec eux, spécialiste des rapaces, ornithologue de renom, elle a
un master en biodiversité, etc. Ces gens-là sont sérieux, tout de même.
Ces gens-là, me dis-je, trimballent tout le matériel, les
caméras, les drones, la grue, les tentes. Ils ont le sens des responsabilités.
Alors ok, ils sont en camion. Mais ça roule bien, aujourd’hui. Qu’est-ce qu’ils
foutent ?
Mon désarroi est d’autant plus grand qu’Édouard et Mireille m’attendent
dans la petite longère héritée de Thérèse. À l’heure de la retraite, ils se
sont tranquillement retirés à Saussay-la-Campagne, et Édouard, alité depuis quelques
temps, se réjouit d’avoir eu le temps de signaler son arbre à des spécialistes.
Depuis des années, il tentait de le faire inscrire au registre national des
arbres remarquables. La procédure est longue et les forces d’Édouard s’amenuisent.
Alors ce tournage, c’est la promesse que les enfants, les étudiants, les accros
à YouTube, les curieux de nature, les passionnés de tous ordres, les adeptes du
Net, seront nombreux à découvrir la splendeur de son hêtre pourpre et les rapaces
qui y nichent depuis tant d’années. C’est tout de même une consécration.
Deux heures et quart que j’attends l’équipe de tournage. Je
commence à ne plus y croire. Je me tourne vers l’église, je contemple une fois
encore son fronton sculpté, et je vois la porte en bois s’entrouvrir. En
sortent un prêtre, en soutane, le visage fermé, suivi d’une religieuse, toute
de gris vêtue, d’allure chétive. Stupéfaction dans le regard
du prêtre. Et crainte dans celui de la sœur qui le suit. Une voix de
stentor vient de proférer un tonitruant « Bonjour monsieur le curé ! ». « Nous avons rendez-vous sur votre
parvis ! Merci de nous accueillir ! Dans l’amour de Dieu !»
S’ensuit un éclat de rire et j’entends une autre voix : « Déso, mon
rep, il gueule comme un tebé ! ».
On m’avait prévenue. Le premier mec est un sosie de Johnny. Mais
la ressemblance est saisissante. Jusque dans les tatouages, les bijoux de
biker, le perfecto, les santiags, le T-Shirt avec « Hells Angels »
floqué en lettres d’or. Mais on ne m’avait pas dit qu’il parlait exactement comme
lui. Johnny est mort, vive Johnny ! Ce gars-là n’imite pas Johnny Hallyday,
il le remplace !
Quant à son pote, il parle en verlan. Il a posé sa casquette à
l’envers, sur son crâne sont collés quelques cheveux gras. Il rit comme un
idiot. Il est ringard. Ringard et gentil : il se tourne vers la
religieuse. « Hey ! Ma reusse ! C'est pas la teuf tous les jours, avec le
cureton ? ». Il se marre et ajoute, à l’intention du curé : « On
est là pour filmer un troupeau de zebus »
Johnny le reprend : « C’est un troupeau de buses ! Mon
père, on est chez vous pour filmer des buses ! » Le curé de Vernon, dans un
mouvement de soutane, file sans demander son reste. La religieuse lui emboîte
le pas, vite fait. Johnny les poursuit : « On n’est pas là pour votre
troupeau de moutons. On vous les laisse. Un pasteur à la fois ! »
Hilares, satisfaits de leurs vannes et amusés d'avoir mis en fuite le clergé coincé de cette ville de campagne, les deux
loustics m’emmènent vers le camion de la production. Je salue le reste de
l’équipe. Ils vont me suivre jusqu’au triangle magique d’Édouard.
LES BUSES
Pendant que l’équipe décharge le camion, je m’absente pour
saluer Édouard et Mireille. « Va l’embrasser, me dit-elle, je prépare une tisane ». Il est confortablement installé. J’embrasse son front lisse et
tiède. Comme l’écorce de son arbre en été.
Puis je prends congé. Mireille est tendue :« Repasse
tout à l’heure, s’il-te-plaît ! »
Autour du bosquet, tout est prêt. Ils ont dissimulé des
caméras, préparé des téléobjectifs sophistiqués. À bonne distance du hêtre
pourpre et de ses nids.
La scientifique, Ségolène Royaume, rappelle aux preneurs de
son, aux cadreurs et au reste de l’équipe, que les buses variables parcourent
les champs et les prairies pour se nourrir. Et que nous sommes sur leur
territoire de chasse. Elles ont choisi pour habitat ce bosquet, et plus
précisément ce grand arbre, car elles aiment nicher dans des endroits élevés.
Elles se nourrissent de petits rongeurs, de jeunes oiseaux, de reptiles et de
vers de terre, de limaces, de hannetons et de coléoptères. Dans tous les cas,
en pénétrant sur leurs terres, nous devenons des menaces, et si nous
nous dirigeons vers leur nid, elles simuleront des attaques. Elles tuent les
poules sans coup férir, elles n’hésiteront pas à fondre sur nous pour nous
lacérer. Environ 800 – 900 grammes, lancés à pleine vitesse, avec
des serres, un bec acérés et le projet de nous lacérer ! Il vaut mieux lever les bras et se protéger le
visage.
Je me permets d’intervenir : « Édouard m’a expliqué
que si une buse nous attaque, il faut rester calme et ne pas courir car
comme nous ne savons pas si nous avançons dans la direction de son nid, elle
pourrait croire que nous fonçons vers ses petits ». Ségolène est excédée.
Je vois son sourcil se lever mais elle contient son mépris. Parfaite maîtrise.
Elle devrait faire de la politique.
Pendant qu’à 500 mètres, dans la longère héritée de Thérèse,
avec Mireille qui veille à ses côtés, Édouard est tout tranquille, l’équipe de tournage, tendue et concentrée, se fige, Johnny se dresse, il lève le
bras vers nous et murmure : «Taisez-vous… ! Silence, on tourne… »
Épilogue
Je les ai laissés travailler. Il ne faut pas trop de monde à la
fois, pour capter les mystères et les merveilles de la nature. Le hêtre faisait
bruisser ses feuilles pourpres, les champs qui s’étendent du Haut Cruel aux
Cinq Épines et aux Navets ondulaient sous la brise. L’air avait fraîchi.
Une grande paix s’était emparée de la campagne.
Je poussai la porte de la maison de Thérèse. Mireille me
murmura : « Va l’embrasser ». Je me penchai sur Édouard. Son
front était lisse. Et froid. Comme l’écorce de son hêtre en hiver.
Nous bûmes à ses côtés une tisane de fleurs d’acacia. Un
instant plus tard l’ambulance funéraire arrivait.
Dans quelques temps, les buses auraient quitté leur nid et les
cendres d’Édouard se mêleraient à la terre du triangle enchanté. Au pied de son
hêtre pourpre.
Tout le monde le sait. Les arbres nous survivent.
Élisabeth
Berthenonville, juin 2022.